Une enquête menée par S. Magnolia Gatti, Helena Spongenberg, Coline Charbonnier, grâce au soutien financier du Journalismfund Europe
“Ici, l’été, c’est les Caraïbes ; sable blanc, eau turquoise, et des enfants qui jouent un peu plus haut sur la plage”, là où le Foul rejoint l’océan sur la plage de Penfoul. L’envers de la carte postale est bien différent. À quelques mètres de l’embouchure, la rivière serpente sur la propriété de Fabrice Hamon. Rentré d’expatriation en 2020 pour retrouver la Bretagne française, le mathématicien de formation acquiert cette propriété arborée et égayée par le bruit de l’eau qui s’écoule. Durant l’été 2022, alors qu’il quitte son domicile, l’odeur qui émane du Foul l’arrête : “ça pue”, s’exclame-t-il. Curieux, il fait un prélèvement et l’envoie à Brest. Les résultats dépassent ses prévisions et l’alertent : 7 700 unités de bactéries E.coli par ml contre 1 800 autorisées dans les eaux des rivières. Depuis, il a réalisé près d’une soixantaine de prélèvements, qu’il finance lui-même, et a lancé un compte Instagram pour informer sur la situation : “On rentrait de l’étranger, on se disait que ça irait mieux au niveau de la pollution car avant ça on avait habité à Londres ou Hong-Kong, et en fait, pas du tout !”
La valeur la plus élevée relevée par Fabrice Hamon est de 231 000 unités par ml. Ce jour-là, des marqueurs porcins sont retrouvés dans l’eau. Un peu plus haut en amont du Foul, une ferme-usine élève 12 000 à 15 000 porcs selon les saisons. “Je ne suis pas contre le monde agricole. Je suis content qu’il y ait des agriculteurs, mais pas des pollueurs. Ça me rend triste de voir dans quel état est le cours d’eau”, précise Fabrice Hamon.
Dans un document, il a répertorié toutes les mesures de bactéries E.coli de la communauté de communes depuis 2017 et les siennes depuis 2022. La moyenne, toutes saisons confondues, est de 9 000 unités/100ml. “Au printemps, l’épandage commence et les animaux des élevages alentours sont dehors, les taux commencent à s’affoler”. 10% des valeurs relevées sont au-dessus de 46 000 unités.
Interrogées, les autorités locales et régionales répondent que l’élevage n’est pas la seule source de pollution et que l’activité humaine, et même les déjections de mouettes, peuvent en partie expliquer ces taux élevés. Mais pour Laurent Leberre, membre de l’association Eaux et Rivières de Bretagne, ces arguments ne sont pas recevables. Dans son groupe de surfeurs, presque la totalité des 15 membres a été opérée des oreilles. Lui-même a subi 4 opérations, à cause d’un cartilage qui pousse dans son oreille et recouvre l’ouverture, l’empêchant de bien entendre. Certains spécialistes qu’il a rencontrés pensent que ce phénomène est lié à la pollution de la mer… mais cela reste impossible à prouver. Avec d’autres habitants, il a déposé une plainte collective contre X pour mise en danger de la vie d’autrui. À Brest, le parquet du pôle judiciaire environnemental, lancé en novembre 2023, s’est saisi de l’affaire.
Dangers pour la santé
Aux confins du continent européen, ce petit bout de terre breton est pourtant loin d’être un cas isolé. L’enquête menée dans 6 pays de l’Union européenne montre certains points communs sur le quotidien des habitants des fermes-usines. Bruit, odeurs, maladies chroniques, pollution de l’eau et de l’air : les fermes industrielles ont des impacts externes négatifs qui frappent d’abord les communautés voisines, transformant l’écologie locale et mettant en danger la santé et le bien-être.
L’élevage industriel, également connu sous le nom d’élevage intensif, est une méthode majeure de production de viande, de produits laitiers et d’œufs en Europe. Bien qu’il permette une production à grande échelle à moindre coût, il soulève des préoccupations importantes en matière de santé publique. Depuis les années 1980, les fermes traditionnelles se sont transformées en fermes industrielles de grande taille, plus spécialisées, qui ont remodelé le paysage européen, notamment au cours des deux dernières décennies où les fermes industrielles sont devenues de plus en plus grandes.
Chaque année, onze milliards de poussins, 142 millions de porcs, 76 millions de bovins, 62 millions de moutons et 12 millions de chèvres vivent et meurent sur les lignes de production en Europe selon Eurostat et la FAO. La plupart sont entassés dans de longues étables stériles qui dominent désormais la campagne, équipées de silos massifs, de ventilateurs bruyants et de grands conteneurs de fumier. Plus de 80% de tous les produits d’élevages européens proviennent désormais de fermes industrielles et la production pour l’exportation est également en augmentation.
Les deux tiers des terres agricoles de l’Union européenne sont utilisées pour des activités liées à la production animale intensive, en particulier pour la production d’aliments pour animaux. Les champs sont fertilisés avec le fumier de ces fermes industrielles, mais en telles quantités qu’ils ne peuvent plus absorber tout le nitrate, qui s’infiltre alors dans le sol et atteint les aquifères avec d’autres composés comme le zinc, le cuivre et même les antibiotiques donnés aux animaux.
“Les puits contaminés par le nitrate se trouvent toujours dans les zones agricoles et la principale source de cette contamination sont les engrais et le fumier”, explique Cristina Vilanueva, experte en qualité de l’eau et en santé à l’ISGlobal en Espagne. “Une fois qu’un puits est contaminé, il est très difficile de le nettoyer.”
Risque accru de cancer colorectal
Le nitrate est une substance chimique présente naturellement, mais lorsque les niveaux sont trop élevés, il peut avoir des effets néfastes sur l’environnement et la santé humaine. Lorsque les humains ingèrent du nitrate, il peut être converti en nitrite par les bactéries du système digestif. Le nitrite peut ensuite former des composés nocifs dans l’estomac, tels que les composés N-nitroso, qui peuvent être à l’origine de maladies comme les cancers. C’est l’excès de ces composés qui est nocif pour les humains.
Une étude récente du Danemark indique qu’à des niveaux de nitrate supérieurs à 4 milligrammes par litre, il existe une corrélation observée entre le nitrate dans l’eau potable et un risque accru de cancer colorectal. L’Union européenne limite sa présence à 50 milligrammes par litre depuis les années 1980. “Il y a de plus en plus d’études suggérant que le seuil pourrait ne pas être assez bas lors d’une exposition prolongée”, déclare Cristina Vilanueva.
À Huesca, en Espagne, l’eau du robinet de Cristina de la Vega a souvent des niveaux de nitrate de 140 milligrammes par litre. “J’ai arrêté de boire l’eau de chez moi en 2017. Chaque fois que je fais mes courses, je dois me rappeler d’acheter les grandes bouteilles d’eau encombrantes”, dit-elle. Cristina vit dans l’une des nombreuses zones d’Espagne qui ont été déclarées vulnérables au nitrate. En fait, 37 % des eaux souterraines en Espagne sont déjà affectées par la contamination au nitrate et les citoyens et les mairies trouvent des moyens alternatifs pour acheminer l’eau dans les foyers.
Les problèmes de santé graves pour les humains liés aux fermes industrielles ne se limitent pas à la pollution de l’eau. Dans la région espagnole de Murcie, Merchora Martinez vit à seulement 39 mètres d’une grande ferme porcine appartenant à un membre de sa famille. Depuis l’agrandissement de la ferme et les plaintes de Merchora concernant l’ammoniac affectant sa respiration, leur relation s’est détériorée. A 71 ans, Merchora souffre de symptômes graves semblables à l’asthme et de maux de tête qui s’aggravent lorsque l’odeur de la ferme est particulièrement forte, lui causant souvent des vomissements.
Impossible de partir
“La forte odeur survient tous les deux mois, mais aussi quand il y a de l’humidité le matin ou quand le vent se lève. En été, les mouches sont insupportables. Mon médecin m’a dit de quitter ma maison. Mais comment ? Je n’ai pas l’argent pour un nouveau logement, et qui voudrait acheter cette maison ?” se lamente Merchora.
Avec plus de 1,5 milliard de poulets produits à grande échelle, la Pologne est le plus grand producteur et exportateur de viande de volaille en Europe. Une étude locale menée dans la Gmina Kuczbork-Osada, à 150 km au nord de Varsovie, a révélé que la valeur des biens immobiliers des propriétés près des fermes d’élevage intensif a diminué de 80 %. Les régions de Żuromin et de Mława présentent la plus grande concentration d’élevages et d’animaux (au moins 80 millions de volailles par an). À Żuromin, les fermes sont si grandes et les bâtiments à l’horizon si nombreux qu’on l’appelle « la ville des poulets ». Les habitants de de la ville et des environs parlent depuis des années du problème de leur expansion incontrôlée. Leur qualité de vie est affectée négativement par les odeurs, les problèmes de santé, et la dégradation de la valeur de leur logement. Les habitants se sentent pris au piège.
Agnieszka Białochławek, une policière de Domaszkowice, vit près d’une ferme porcine. « Les problèmes causés par la ferme ont surtout eu des conséquences pendant ma grossesse. Mon fils est né prématurément avec de graves problèmes de santé, malgré ma bonne santé. En tant que nouveau-né, il avait besoin de soins médicaux intensifs et présentait des éruptions cutanées inexpliquées, que d’autres enfants de la région avaient également », dit-elle. « J’ai beaucoup souffert aussi. Je faisais des cauchemars récurrents dans lesquels je ne pouvais pas respirer, et je me réveillais avec les mains sur le cou, la gorge irritée, les yeux brûlants et l’air irrespirable ». Son fils souffre encore de difficultés respiratoires. Elle attribue leurs problèmes de santé à l’exposition à l’élevage industriel. Elle a décidé de défendre son domicile et documente souvent les violations commises par l’agriculteur, telles que le déversement illégal de lisier dans un étang voisin, qui ne contient désormais plus aucun poisson.
En Espagne, le gendre et le petit-fils de Merchora, qui vivent également à côté de la ferme, souffrent de toux constante et de maux de tête dès qu’ une légère odeur provient de la ferme. L’irritation de la gorge, la toux, les symptômes de type grippal, les maux de tête et les yeux douloureux sont courants pour les personnes vivant près des fermes animales intensives à cause de l’ammoniac s’échappant du fumier. Certains résidents peuvent ne pas avoir de symptômes, mais ils font tous face à une stigmatisation sociale – les amis ou les petits-enfants évitent souvent de leur rendre visite car “ça pue”. Beaucoup sont devenus des ‘experts juridiques’, naviguant dans la paperasse administrative et judiciaire pour empêcher les fermes industrielles voisines de s’agrandir ou simplement pour s’assurer que les fermes respectent les réglementations environnementales.
Le fumier crée de l’ammoniac lorsque les bactéries décomposent les éléments azotés, comme l’urée. Le gaz libéré dans l’air contribue à la pollution. Le secteur agricole est responsable de 93 % des émissions totales d’ammoniac dans l’UE et pose le plus grand défi à la réduction des principaux polluants atmosphériques à travers l’Union. Dans l’air, les émissions d’ammoniac réagissent avec d’autres polluants pour former des particules fines – PM2.5 – particulièrement nocives pour la santé humaine.
“J’ai eu de l’asthme après dix ans de vie ici”, explique Ans van Maris qui vit à Deurne, l’une des régions avec la plus haute densité de fermes industrielles aux Pays-Bas. “Je ne peux pas être dans le jardin quand ça sent et ça sent pratiquement tout le temps. Alors je reste beaucoup à l’intérieur. Quand je vais rendre visite à ma famille et à mes amis loin d’ici, je sens que je peux respirer”, dit-elle, ajoutant qu’elle a été exclue des événements sociaux locaux pour avoir parlé ouvertement dans la communauté agricole soudée.
« Les odeurs détruisent ma santé et ma qualité de vie »
Trop petites pour être visibles à l’œil nu, les particules PM2.5 peuvent pénétrer profondément dans notre système respiratoire et notre circulation sanguine, causant des dommages durables. Les particules peuvent provoquer des maladies pulmonaires et cardiovasculaires, des crises cardiaques et des cancers.
De plus, la mauvaise qualité de l’air exacerbe la vulnérabilité aux maladies infectieuses. Une étude récente de l’Institut national néerlandais pour la santé publique et l’environnement a révélé que les personnes vivant dans des zones de mauvaise qualité de l’air, comme près des fermes industrielles, étaient plus susceptibles d’être infectées par le coronavirus. Leurs symptômes étaient souvent plus graves, entraînant des hospitalisations et des décès accrus. Une étude similaire en Italie a partagé le même résultat.
La vallée du Pô, dans le nord de l’Italie, a très récemment été désignée comme la région la plus polluée d’Europe, car elle est l’un des épicentres du secteur européen de l’agriculture. Cette région se caractérise par sa concentration d’animaux d’élevage. Avec les éléments externes provenant des élevages industriels, maux de gorge, brûlures aux yeux, nausées et difficultés respiratoires font partie du quotidien. Les eaux sont également polluées et les taux de maladies chroniques sont élevés. Selon les oncologues locaux, les polluants de l’agriculture intensive sont dangereux.
Certains habitants vivent avec des masques pour ne pas souffrir de la pollution de l’air occasionnée par les fermes usines. « J’ai perdu ma femme à cause d’une infection qui ne pouvait être traitée par aucun antibiotique. Depuis ce jour, ma vie a changé et j’accuse l’insalubrité de l’air qui nous entoure d’être à l’origine de cette perte. Avec les fermes industrielles qui m’entourent, mes petits-enfants me rendent moins souvent visite. Parfois, ça sent trop mauvais. Dans ces moments-là, j’ai l’impression de mourir. Il m’arrive de vomir et de perdre connaissance. Je dois porter un masque, sinon je suis en danger. Les odeurs détruisent ma santé et ma qualité de vie », témoigne Giorgio.
« J’ai perdu 70% de mes capacités »
La forte densité animale favorise également les maladies zoonotiques, telles que la grippe aviaire et la grippe porcine, posant des risques sanitaires importants. Ce risque n’est pas seulement théorique. Il y a quinze ans, les Pays-Bas ont connu une importante épidémie de fièvre Q, causée par la bactérie Coxiella burnetii présente notamment chez les chèvres et les moutons. De 2007 à 2010, plus de 4 000 cas humains ont été signalés, principalement dans les zones à forte densité d’élevage caprin. Au moins 116 personnes sont décédées de cette épidémie.
Peter van Sambeek vit à Herpen, à seulement un kilomètre de la ferme de chèvres où l’épidémie de fièvre Q a probablement commencé. À 51 ans, il a l’air en forme mais ce n’est qu’une impressionne : “Je suis toujours fatigué et j’ai toujours mal”, explique Peter. Il est l’un des 1 000 personnes souffrant du syndrome de fatigue post-fièvre Q. Il a fallu quatre ans aux médecins pour réaliser qu’il était atteint par la bactérie.
La bactérie n’est plus présente dans son organisme, mais les dégâts qu’elle a causés sont si graves que son corps en souffre encore énormément, 17 ans plus tard. Et il en souffrira probablement toujours. “Quand je marche, j’ai l’impression d’avoir des cailloux dans mes chaussures. Ma tension artérielle est incontrôlable et j’ai subi une opération du cœur avec quatre pontages en 2019.” Ses veines et ses artères sont cicatrisées par la bactérie, elles se bouchent et ses organes et son cerveau ne reçoivent pas tout l’oxygène dont ils ont besoin. “Ma mémoire se dégrade. Je dors deux fois par jour. J’ai perdu 70% de mes capacités.”
Le groupe de soutien aux victimes de la fièvre Q aux Pays-Bas, Q-uestion, a été créé lorsque les habitants ont pris conscience de l’ampleur du problème et du manque de soutien des autorités. Ils ont décidé de tester tous les habitants de la ville de Herpen. Le résultat est surprenant : 60 % de la population montre des réactions auto immunes contre la bactérie de la fièvre Q, montrant l’étendue de la propagation de cette maladie.
Aux termes de cette enquête, il apparaît que de nombreux problèmes de santé touchent les personnes vivant près des fermes industrielles en Europe. De la contamination de l’eau aux problèmes respiratoires en passant par le risque de zoonoses, ces réalités soulignent la nécessité d’un équilibre entre la productivité agricole et le bien-être des communautés.
Cependant, alors que les riverains prennent la parole et unissent leurs forces pour lutter contre l’élevage industriel, l’Union européenne a fait marche arrière à la suite des manifestations des agriculteurs en février 2024 et de tensions politiques plus profondes. Récemment, la loi de restauration de la nature de l’UE, une partie clé du Green Deal européen visant à inverser la perte de biodiversité et à limiter la pollution par les nitrates, n’a pas été adoptée au Parlement européen.
Cette enquête a été financée par le JournalismFund Europe